II m'arrive que des clients me disent qu'il n'est pas question de parler de leur passé. « Le passé est le passé et ça ne donne rien d'en parler puisqu'on ne peut pas le changer. » Ou encore qu'un conjoint(e) se plaigne que l'autre revient toujours dans le passé.
Ces clients ont-ils raison d'éluder le passé ? En mettant de l'ordre dans mes livres, je suis tombé sur le passage qui suit qui illustre très bien pourquoi le passé mérite parfois d'être revisité.
M. Elkaïm, Comment survivre à sa propre famille, pp. 37-43
Le passé ne nous condamne pas
« Le chapitre que nous venons de lire décrit, entre autres, l'histoire d'une répétition. Qu'est-ce qui se répète dans cette famille, de génération en génération ? Le rejet. La patiente, qui s'était sentie rejetée par sa mère, se voit à son tour rejetée par sa fille, qui a elle-même l'impression que sa mère ne l'accepte pas.
« La première question que cette histoire nous pose est une question classique, dans le domaine psychothérapeutique : Quel est l'impact de notre passé sur notre comportement ?
« Mais cette question en cache une autre, plus profonde : que faut-il entendre par “ passé “ ? Un thérapeute familial répondra: pas seulement les faits, pas seulement les événements qui se sont succédé depuis notre naissance. Notre passé est bien sûr tissé des mythes, des récits et des règles qui se sont transmis de génération en génération dans notre famille, mais aussi, plus largement, dans notre environnement. Les tempêtes intérieures qui nous secouent parfois, nous aurions tort de les expliquer uniquement par des éléments liés à notre histoire ; ce sont bel et bien des événements présents qui les ont entraînés, en entrant en résonance avec des vécus et des croyances enracinées dans notre histoire propre. Dans la naissance de tels raz-de-marée affectifs, le passé et le présent jouent donc un rôle – chacun des deux est effectivement nécessaire, mais aucun n'est, à lui seul, suffisant. Le présent, s'il ne réveille rien en nous, est souvent inoffensif; le passé nous sensibilise, parfois nous fragilise, mais il ne nous condamne que s'il fait résonner le présent. Nos vécus d'autrefois ressemblent à des dragons endormis sous notre lit. Nous pourrions ne pas nous rendre compte de leur présence, mais parfois, un jour, un événement particulier joue la musique spécifique qu'il fallait pour réveiller le dragon ... Et le voici qu’il s'éveille, perturbant tout notre univers.
« Comment, dès lors agit le thérapeute ? En modifiant par sa présence et par ses actions le cocktail explosif auquel est soumis l'individu, le couple ou la famille en traitement. II fait évoluer peu à peu, par ses interventions, par les recadrages qu'il opère ou les tâches qu'il donne, le contexte affectif dans lequel le patient est pris : il fait émerger un nouvel environnement qui permettra progressivement, de sortir de la répétition engendrée par ces intersections entre événements présents et sensations passées. L'expérience affective du patient en séance va alors remplacer le vécu tyrannique ancien, et ouvrir d'autres devenirs.
« Imaginons maintenant une jeune fille qui, ayant grandi dans un contexte difficile, associe les hommes à l'absence d'amour et au rejet affectif. Elle veut créer, plus tard, une relation aimante avec l'homme qu'elle choisira comme compagnon. Elle est alors déchirée entre une croyance profonde, liée à son passé, qui présente les hommes comme incapables d'aimer, et son souhait actuel de vivre une relation partagée avec son partenaire. Dans le choix de son compagnon, elle sera paradoxalement moins vigilance que d'autres, car, puisque pour elle les hommes sont, par définition, incapables d'amour, elle ne rejettera pas celui chez qui elle décèlera, au-delà des protestations vibrantes et des déclarations enflammées, une indifférence ou une hostilité potentielles ; elle se dira qu'il est comme tous les hommes qu'elle a connus, mais que, puisqu'il l'aime, il n'est peut-être pas impossible qu'elle parvienne grâce à lui à vivre ce dont elle n'a jamais fait l'expérience – une relation d'amour mutuel.
« Une partie d'elle fera tout ce qu'il faut pour que son compagnon change ; et, en même temps, sa croyance profonde lui soufflera qu'il est très peu probable qu'il y parvienne. Qu'une dispute éclate et que le rejet pointe le nez, la voilà qui se claquemure dans sa croyance : ces choses devaient forcément arriver ! Après plusieurs confrontations douloureuses avec son conjoint, elle n'osera même plus espérer un changement, car elle craindra que, s'il survienne, il ne soit que de courte durée, et entraîne finalement une cruelle déception.
« Une telle situation nous montre clairement les divers facteurs qui préparent l'apparition d'une configuration répétitive :
1. Une personne marquée par tel trait récurrent de son passé croit que ce que ce qu'elle a vécu ne peut que survenir encore et encore.
2. Elle se crée un refuge pour se protéger lorsque la situation risque de se reproduire : dans cet abri, au moins, croit-elle, elle ne sera pas exposée à la désillusion.
3. En même temps, elle veut, comme tout être humain, être heureuse, donc souhaite une autre issue, un devenir différent de celui, répétitif et douloureux, qu'elle connaît déjà. Elle sera alors plus attirée que quelqu'un d'autre par le type de relation qu'elle souhaite voir changer, mais comme, au fond d'elle-même, elle ne croit pas la chose possible, elle sera moins vigilante à éviter ce danger.
4. Sa participation au cycle qui s'ensuit se fait donc au nom du changement. C'est paradoxalement parce qu'elle souhaite sortir de cette croyance profonde qui la mine qu'elle va s'engager clans une situation qui va finalement la renforcer.
5. Mais, ce faisant, elle est divisée. Une partie d'elle veut le changement, tandis que l'autre n'arrive pas a y croire. Cette division interne lui fait envoyer à son partenaire un double message: « Cesse de te comporter ainsi. » et « J'ai réellement peur, si tu changes de comportement que cela ne dure pas, que tu ne peux que te comporter comme tu le fais.»
6. Elle se retrouve donc en train de stimuler ce qu'elle craint de voir advenir. Elle se place dans une prophétie auto réalisatrice, comme ces conducteurs qui, inquiets à cause d'un conflit international que l'essence ne vienne à manquer, font le plein de leur réservoir et remplissent leur coffre de bidons, provoquant ainsi la pénurie qu'ils redoutent. Elle renforce chez son partenaire le comportement qu'elle abhorre mais qui en même temps la protège puisqu'il lui permet de rester dans son refuge, à l'abri de la déception.
« Ce mécanisme peut advenir dans un couple ou dans une famille, entre un parent et un enfant. Mais il n'est possible que si l'autre y participe, d'une manière ou d'une autre. C'est ce que nous allons illustrer maintenant.
« II ne suffit pas, en effet, qu'un membre d'un couple invite l'autre à une certaine danse pour que l'autre s'y prête avec délectation. II faut encore que cette invitation rejoigne une sensibilité ou une fragilité présente chez l'autre. Alors seulement, l'entrée clans cette danse équivaudra pour lui au renforcement de l'une de ses propres croyances. Il pourra, comme son partenaire, chercher refuge dans la forteresse de sa conviction – l'expérience répétée qu'il a eue dans son passé ne peut, il le savait bien, que survenir encore et encore ! Dès lors, un cycle de comportements et de réactions se met en place, qui très vite va fonctionner de lui-même, et qu'aucun des deux protagonistes n'est plus en mesure d'arrêter, même s’il le souhaite. Chacun renforcera en fait la conviction de l'autre et l'aidera à fortifier son refuge.
« L' expérience nous montre cependant qu'un tel cycle peut avoir une tout autre issue. Une situation peut commencer comme une invitation à la répétition sans pour autant y mener : il suffit que l'autre ait une distance par rapport au thème proposé, et que ce thème n'éveille chez lui aucune fragilité particulière. Sa réaction sera alors surprenante pour son partenaire, et si ce dernier cesse également de ce fait d'emprunter le sillon prévu, une flexibilité peut apparaître.
« Les croyances profondes de quelqu'un ne sont pas des convictions inébranlables : elles ne sont pas structurelles ; elles expriment plutôt la crainte de souffrances renouvelées. Un contexte affectif différent qui refuse la voie crainte et en même temps proposés peut délivrer l'autre de ses liens, et lui rendre la liberté qui lui manquait tant.
« Nous avons vu, dans le chapitre précédent, comment la croyance d'une mère nourrissait chez sa fille la même conviction, qui renforçait à son tour le vécu de la mère. Le rôle du thérapeute était alors de «découpler» les éléments du passé de ceux du présent. Un tel découplage a pu réduire l'impact affectif des crises aiguës que traversaient la mère et la fille. Il peut se produire grâce à l'expérience émotionnelle vécue en famille pendant les séances, en présence du thérapeute, enrichie par l'apparition et la multiplication d'expériences affectives nouvelles que vivent les membres de la famille entre les séances.
« En fait, la répétition n'est pas une pulsion mortifère ; elle est une tentative de solution qui ne se donne pas les moyens de réussir. C'est pourquoi le thérapeute peut l'exploiter en créant un contexte plus flexible et permettre à cette tentative de s'épanouir, jusqu'à la résolution des dilemmes dans lesquels les membres de la famille étaient plongés.
« Du reste, l'invitation que nous faisons à l'autre de repérer ce que nous ne connaissons que trop relève souvent d'une loyauté inconsciente. Nous sommes bien souvent lies à nos parents par des chaînes cachées(1) – par exemple le sentiment que nous les trahirions si nous nous aventurions plus loin qu'eux, si nous réussissions là où eux ont échoué. Mais, même dans ce cas, la prise de conscience que nous sommes partie prenante dans ces cycles de souffrance mutuelle peut nous aider à oser autre chose... Et la délivrance de l'autre sera, ici aussi, associée à notre propre délivrance.»
(1)Aux lecteurs intéressés voir S. Tisseron, Les secrets de famille, Mode d’emploi. Marabout, 2011; Evan Imber-Black, Le poids des secrets de famille, Quand et comment en parler, Robert Laffont, 1999; Anne Ancelin Schützenberger, Aïe, mes aïeux !, Épi, 1994 ou encore Philippe Grimbert, Un secret, Éditeur LGF, 2006. Le film basé sur le livre est de nouveau passé à TV5 le soir du 1er janvier 2017. G.M.
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